Entre ton premier album sorti avec les Little en 92 et tes dernières productions pour Mic Pro, 25 ans se sont écoulés. Quel regard portes-tu sur ton parcours ?
Un parcours enrichissant basé sur des rencontres humaines et artistiques qui m’ont permis entre autres de progresser dans le deejaying et le beatmaking.
Tu peux nous parler de tes débuts ?
Vers 1983, je découvre le Hip-Hop par le biais de plusieurs médias : le télévision, la radio, le disque vinyle. Sur la 3 (FR3), je tombe sur un reportage qui montre une danse urbaine importée des États-Unis appelée la Break-dance. Elle est issue d’une culture qui vient de la rue nommée Hip-Hop. Puis dans le JT de TF1, on nous parle d’un certain rappeur activiste et engagé, Afrika Bambaataa (représentant et co-fondateur de la Zulu Nation) et des New-York City Breakers. S’enchaîne quelques mois plus tard, l’émission hebdomadaire H.I.P- H.O.P animée par Sydney et par les PCB (Paris City Breakers), qui m’ont donné l’envie de m’essayer au break, au smurf et au tag.
En parallèle, avec mon frère, on écoutait et enregistrait sur K7 audio les émissions de Radio 7 (où l’animateur et DJ RLP diffusait beaucoup de nouveautés “imports” et des megamix de DJs-producteurs issus de la radio KISS FM NYC, en différé), de Carbone 14, de Radio Voltage et de Radio Nova. Une époque, où ils jouaient pas mal de Funk, de l’Electro Funk, de la House et du Hip-Hop (…). Je devenais un assidu de tous ces genres musicaux, j’allais régulièrement me procurer (digger) des disques vinyles ou des K7 sur Paris, et c’est ce qui m’a conduit à devenir DJ.
Un jour, en 1988, un pote m’a présenté aux Atomic Breakers (groupe de danseurs et de rappeurs de Vitry) qui cherchaient un DJ pour des shows à venir, et rapidement j’ai intégré l’équipe qui s’est rebaptisée Little MC. Après avoir pas mal tourné en France et en Europe, on commercialisera un premier album “Les vrais” en 1992 chez Mercury/Polygram.
À côté de ça, je fais la connaissance de DJ Mars et de son groupe les Full Force, une asso de danseurs-rappeurs qui organisait principalement des concerts et des soirées dans le 77.
Un jour, ils nous ont programmés avec Lionel D, Dee Nasty, Timide et sans complexe, et EJM : un concert mémorable qui m’a rapproché de Mars.
En juillet 1995, accompagné de son frère Ricky, dans les locaux de Vallée FM (principale radio du 77), on décide ensemble de monter un label de Rap où on mettrait en avant des rappers sur nos créations musicales. En août, on lance la machine, et en novembre on sort la compilation “Time Bomb, Volume 1”, d’abord en indé (white label) puis chez Night & Day. Cet opus nous aura permis d’avoir des bons retours médiatiques. Notamment sur les X.Men et leur titre “J’attaque du mike” et, par anticipation, on sort le maxi vinyle et CD de X.Men – Diable Rouge “L’homme que l’on nomme Diable Rouge”.
Comment es-tu venu à la production et quelles étaient tes références à tes débuts ?
Être DJ pour un groupe, c’était bien. Mais être beatmaker, c’est mieux.
Un peu avant ma rencontre avec les Little, je découvrai l’art du sampling et de la composition grâce mon pote Dorian. Il possédait du matériel, la base qui te permettait de produire du son : un Akai S950, un Atari 1040, un clavier M1, une paire de NS10 et une grosse pile de vinyles.
On a réalisé 2 titres pour les Little dont un qui s’est retrouvé dans “Les Vrais”.
Mes références dans le désordre : Bomb Squad, Ced-Gee des Ultra Magnetic Mcs, Marley Marl, Prince Paul, Lord Finesse, Diamond D, DJ Premier, Pete Rock, Erick Sermon, Large Pro, Q-Tip, Dr Dre, The Beatminers (…)
Quand tu as rencontré les Little, vous vous êtes partagé les productions avec Sulee B ?
Non, on a (Dorian et moi) uniquement réalisé l’instru de “Plus féroces pour faire le mal” qui est dans l’album. Le reste des instrumentaux, c’est lui.
LES LITTLE – Plus féroces pour faire le mal
Quel a été le but premier quand vous avez créé Time Bomb ?
Je ne te cache pas qu’on a bien kiffé les phénomènes Wu Tang, Mobb Deep, Boot Camp Click, Biggie (…) Il y avait une telle énergie qui se dégageait d’eux, qu’on voulait faire la même chose. Mars et moi voulions simplement entendre des bons rappers sur nos productions et voir nos blases sur les crédits des disques.
Quand vous arrivez avec Time Bomb, vous êtes dans la seconde génération de Rap français avec pas mal de posse comme Arsenal, le Ménage A3, la Mafia K 1 Fry… Est-ce que cette concurrence vous a motivés ?
Mais grave ! Il fallait cette concurrence pour créer des meilleures choses, relever le niveau à chaque sortie d’un titre ou d’un projet. Arsenal, par exemple, arrivait avec du bon son, du sample, ça diggait à droite à gauche…
Il y a eu une attente assez forte de vos artistes suite aux mixtapes, freestyles… Comment vous l’avez vécue ?
Pour se faire connaitre, il fallait être productif et réactif, on a enchainé de façon intelligente et constructive des freestyles et diverses collaborations. On a bien vécu ça, on en était conscients, et cela a marqué beaucoup de gens voire toute une génération, on a réussi à révolutionner le Rap Français.
Time Bomb (Diable Rouge – Jedi – Lunatic – Hifi – X-men – Ziko)
Vous avez maquetté pour le bridge ?
Oui, autour des sorties de “Pendez-les” des X(Men), du “Crime paie”, “Les Vrais savent” des Lunatic, “Pucc fiction” d’Oxmo Puccino… Encouragés par les bons retours des médias, on a pensé à investir sur un album commun de la team Time Bomb, à l’instar du Boot Camp Click (Buckshot, OGC, Heltah Skeltah, Smif-N-Wessun) et des “sous-groupes” sont nés, comme effectivement le Bridge (…). On maquettait beaucoup au studio Blackdoor grâce à Thierry Legros et à Jeff Dominguez. C’était motivant pour tout le monde. Il y avait une bonne énergie.
Comment était la première version du « Crime paie » ?
La première version c’était sur l’instru de “Pucc Fiction”. Benjamin d’Hostile, n’aimait pas le beat, alors on est revenu quelques jours plus tard avec la version que l’on connait.
Le Bridge : Lunatic – Oxmo Puccino – Pit Baccardi / Le crime paie
Comment abordez-vous le premier album d’Oxmo, sachant que le noyau dur d’artistes n’était plus là ?
Comme un challenge, on n’a pas baissé les bras malgré la rupture. Grâce aux maquettes et surtout à “Mama lova” (merci DJ Khéops) Oxmo est devenu le premier artiste estampillé Time Bomb signé chez Delabel (filiale de Virgin France). On est très fiers de ce premier album qui a été réalisé dans l’urgence. J’en garde un très bon souvenir. C’est un opus intemporel.
Comment vous opérez ce virage avec vos nouveaux artistes : JL, Bauza, Les fréres Diack…
Quelques mois après la sortie d’ »Opéra Puccino », Laurence Touitou, à l’époque directrice de Delabel, m’a proposé de la rejoindre en tant que directeur artistique et de seconder son bras droit Lucas Minchillo (paix à son âme). Une fonction que j’ai évidemment acceptée car l’univers des maisons de disques m’intriguait et j’allais en découvrir les rouages. JL alias Mr J-L m’avait donné une K7 démo entre 2 stations du côté de Châtelet. Le personnage m’a plu, j’ai commencé à lui faire des beats pour un opus qui devait sortir chez Arsenal, mais le projet a été avorté, car le label devait déposer le bilan. En 2000, on a monté ensemble le collectif Mic-Pro (réunissant d’autres MCs tels que Vulkain et Ruddy lapoz), plusieurs opus ont été commercialisés, accompagnés d’un succès d’estime.
En parallèle, DJ Mars continuait à produire, dont Bauza, bras droit d’Oxmo, et les frères Diack qui venaient du 77. Il a sorti son premier album chez Emi en 2000 avec eux et avec d’autres rappeurs confirmés de l’époque, comme Rockin’ Squat, la Rumeur, les Sages Po, la Cosca Family, Les Psy 4.
Le fait d’être devenu Directeur artistique, c’était une suite logique dans ta carrière ?
Oui, effectivement, la boucle était bouclée. Après le deejaying, le beatmaking, c’était la suite logique et j’ai vécu de belles années au sein de Delabel.
En 2009, tu sors la compilation « L’Homme que l’on nomme Dj Sek » avec des classiques et des inédits. Est-ce que tu as d’autres inédits, et est-ce que tu as prévu de les sortir ?
On a d’autres inédits mais au jour d’aujourd’hui, on n’ a pas la prétention de les sortir.
Est-ce que les productions actuelles t’intéressent ?
Oui, surtout ce qui se passe Outre-atlantique. En tant que beatmaker, j’essaie d’être à jour sur les tendances actuelles.
Quels sont tes derniers coups de cœur ?
Chez les Américains, c’est Kendrick Lamar et tout ce qui découle de son label TDE : Schoolboy Q, SIR et SZA. Anderson .Paak, Nipsey Hussle, Pusha T… Les productions d’Alchemist, NAS l’inusable, Smoke DZA, Dave East, Roc Marciano, Travis Scott. En France, j’aime bien Deen Durbigo, Alpha Wann, Veerus, Demi Portion, Jazzy Bazz, Jewel Usain, ou Prince Wally. Cette vague-là est intéressante.
La clique Griselda Records (Conway, Westside Gunn), avec des morceaux qui tournent juste sur une boucle, sans forcément de beats, ça te parle ?
J’ai suivi pendant pas mal de temps le développement de ce label et de Westside Gunn. Ça me parle aussi.
Est-ce que tu penses que l’accessibilité du matériel ne limite pas le processus de création ?
Non, je ne pense pas, cela permet à chacun de s’exprimer plus facilement, instantanément. Il y a du bon comme du mauvais, on le sait. Il faut évoluer avec son temps, composer avec ta MPC c’est cool… Mais, aujourd’hui, juste avec un bon laptop branché à une carte son et un bon micro, tu fais quasiment tout… La base, j’entends : faire un beat et enregistrer les voix. Peut-être mixer si tu a des notions, mais masteriser ton projet par un professionnel du milieu, c’est indispensable.
Tu continues à digger ?
Oui, surtout lors de mes voyages hors de la France, et un peu moins à Paris. En province, si j’en ai l’occasion dans les brocantes.
L’industrie du disque a énormément évolué avec l’arrivée du streaming, la dématérialisation de la musique. Est-ce que tu penses que ça a eu un impact sur la façon de produire la musique, les albums ?
Oui, l’évolution technologique fait que maintenant il faut être prêt H 24. On travaille et on réfléchit différemment, quelque part, il faut avoir de l’avance. Tenir la bonne stratégie pour avoir un bon impact sur les consommateurs. Nourrir ton actualité régulièrement via les réseaux sociaux.
La jeune génération, entre autres, l’a bien compris. Ils préfèrent t’écouter sur Youtube, ou au mieux cliquer sur Deezer, Spotify ou iTunes. Ils n’ont pas eu cette “éducation” ou l’automatisme d’aller chez le disquaire comme le faisait les quarantenaires… Peu importe, la facilité c’est le smartphone. Ça oui, ça a tué le bizness, mais ça l’a aussi fait progresser. Les maisons de disques se sont pliées à cette nouvelle technologie, en acceptant malgré elles de vendre beaucoup moins de CD ou de vinyles (devenus soit des goodies soit des objets archaïques). Elles équilibrent leurs ventes via la dématérialisation.
Ton clip ou ton single passe sur les réseaux, et beaucoup moins sur les chaines TV traditionnelles qui sont un média d’appoint, maintenant tout se passe sur la toile (internet).
Tu penses que la radio a encore ce rôle de prescripteur ?
Elle a moins ce rôle et moins d’impact et ce au détriment d’internet. Le consommateur lambda est de plus en plus actif grâce à son smartphone ou à son ordinateur, il est au courant de tout, et a accès à quasiment tout. Il choisit ce qu’il a envie d’écouter, de télécharger.
Alors qu’avant, tu dépendais du journal papier ou des émissions/médias spécialisés (radio ou TV) pour avoir des infos sur les sorties d’albums ou sur les concerts de tel ou tel artiste.
À son tour, la radio traditionnelle s’est transformée en un média d’appoint. Un exemple, passer sur Planète Rap n’est plus incontournable pour y faire la promotion de ton album. Il est par contre indispensable de passer en interview ou de diffuser ton clip-vidéo chez OKLM.tv, le mouv.fr ou Booska P.com afin de rallier un maximum de click, de vues. Les “émissions de radio” sont désormais filmées et se retrouvent instantanément sur Youtube. C’est pratique et tu exprimes ton soutien par un simple like ou l’inverse.
Interview réalisé le 29 Juin 2018 à l’Olympia (Paris).
Remerciements : Dj Sek.