Conçu pour durer : Comment t’es venue l’idée de la mixtape?
Oxmo Puccino : Moi, j’ai commencé à faire des prods en même temps que le rap, ce qui fait que j’ai vite accumulé des productions mais, comme j’étais pas dans une optique de faire du son pour des rappeurs, car les rappeurs sont très fatiguants, je les faisais pour moi ou pour des rappeurs indépendants qui tournaient autour de moi. Et puis, est venu le propos systématique
du rappeur qui fait rien pour personne dès qu’on parle un peu de lui…Comme j’avais des artistes potentiels dans mon quartier, je me suis dit: « on va faire d’une pierre dix coups », c’est à dire exploiter mes musiques, repérer des jeunes artistes, faire travailler quelques potes du quartier et donc effacer cette image du mec qui fait rien pour personne dès qu’on parle de lui. Ca m’a permis de me décharger de beaucoup de soucis de rappeurs, à savoir « tu fais rien pour nous… tu fais rien pour les autres… tu penses qu’à toi ». Et est venu ce
projet que j’ai fait avec Dj Cream, Poto et Ghetto beda. Un très, très, très bon souvenir! Nous avons monté « Batiment B », la structure, nous avons produit cette compilation. On a donc sorti l’argent de notre poche, nous avons loué des studios, nous nous sommes retrouvés sur un projet de compilation qui devait finir sur cassette. Et c’est drôle, à l’époque, je voulais faire quelque chose qu’on ne faisait pas, c’est à dire mettre les moyens d’une compilation sur une mixtape. C’est en ce sens que c’est une mixtape avant-gardiste car on
y a mis les moyens d’un album ou d’une compil et on a pas cherché à la vendre comme un projet de compilation, comme ça se faisait énormement à l’époque où il suffisait de trouver quatre ou cinq artistes, d’aller voir les maisons de disques pour débloquer un budget… mais où l’inconvénient était la perte de temps: il fallait correspondre à des calendriers et comme la personne qui finance, c’est la personne qui a le dernier mot, même parfois sur l’artistique, c’était donc une situation que je préférais éviter.
Donc cet album pour moi marque cette limite, il marque les moyens indépendants que j’ai eu très plaisants et puis un bon moment. Un bon moment de rap assez méconnu quand
même…
Conçu pour durer : D’où est venu le titre « La dernière chance » – « Batiment B »?
Oxmo Puccino :
« La dernière chance », c’est venu de cette impression d’urgence que j’ai toujours ressentie. « La dernière chance », parce qu’on n’a pas dix fois le choix, on ne revient pas sur ses décisions,et en fait, le choix qu’on a pris est souvent le dernier. Pour moi c’était la dernière chance de faire un geste envers ceux qui se trompent sur ma manière de voir le partage. Parce que souvent, les gens demandent mais ne donnent rien en échange… et ils le prennent mal. Et pour moi la dernière chance quelque fois c’est ce comportement propre à
moi : compréhensif une fois, deux fois mais pas trois. La dernière chance c’est ça : bien que tu aies dit n’importe quoi je vais quand même t’apporter mon aide, mais c’est la dernière fois.
« Batiment B » disons c’est l’association de quelques amis du quartier et de moi. « Batiment B », historiquement c’est, dans ma cité, l’immeuble où tout se passait, en termes de commerce sous-terrain, voilà. C’est en même temps une dédicace à cette époque où il se passait beaucoup beaucoup de choses… des choses qui font qu’on parle du 19ème (arrondissement ndlr) quelquefois d’une manière incompréhensible alors ce ne sont que des événements localisés mais dont les répercussions s’étendent sur tous les habitants. En même temps,
il faut pas se surprendre des conséquences du mélange entre précarité, éloignement, exclusion
communautaire… faut pas s’étonner, faut pas se voiler la face, il n’y a pas de mystère. Si dans certains quartiers il n’y a pas d’enfants difficiles c’est bien parce qu’ils n’ont pas l’occasion de l’être.
Conçu pour durer : Qui a réalisé le visuel?
Oxmo Puccino : C’est moi qui l’avait réalisé avec Photoshop 4 je crois à l’époque et avec l’aide de Ghetto beda qui a souvent été à mes cotés. Comme j’ai toujours été passioné d’informatique, forcément j’aimais beaucoup Photoshop, le dessin et compagnie… et c’est d’ailleurs ce qui pourrait soutenir le fait que la passion de la photo n’est pas nouvelle chez moi.
L’idée du billet, on voulait quelque chose qui marque une époque parce que l’euro allait arrivait et pour moi il y a toute une science là dedans, c’est à dire : l’argent fait tourner le monde. Et puis, il y a ce texte « les jeunes du hall » qui renvoie cette illusion que voir des jeunes dans la rue c’est forcément des délinquants, des trafiquants alors que ce n’est pas tout simple… c’est juste des jeunes qui rêvent souvent d’une certaine réussite, d’une certaine insertion sociale mais qui, en attendant, errent… errent faute de trouver des raisons d’être ou des raisons de faire. Et donc c’est sur un billet, le message est très très dur. C’est le principal souci de l’époque et de tous ceux qui vivent dans un environnement citadin : gagner son pain.
Conçu pour durer : Il n’y avait pas de face B, que des prods, les tiennes et celles d’autres producteurs?
Oxmo Puccino : Que des prods… Dj Sek et peut être Dj Mars.J’avais beaucoup de productions car je m’étais acheté un sampleur à la signature. Mon premier sampleur, c’est mon frère qui me l’avait offert avant que je commence à rapper ou à mes débuts.Donc j’ai toujours composé en marge de l’écriture, et je ne voulais pas entamer cette passion au contact d’artistes qui ne savent pas ce qu’ils veulent. J’ai donc continué à composer et au final je me suis dit que j’avais assez de matière pour sortir un projet, j’ai demandé une ou deux prods à Dj Kessey, à Mars et nous n’avons pas eu de problèmes du tout, c’était juste une découverte artistique. Les rappeurs choisissaient leurs prods, et les
productions étaient pour moi de qualité même si à l’époque nous étions loin du dirty south, même de Timbaland, et donc forcément il y avait des productions qui étaient incomprises à l’époque et qui faisaient même rire quelques fois mais je suis bien content du résultat 10 ans plus tard .Je n’ai pas à rougir.
Conçu pour durer : Tes influences au niveau des producteurs à l’époque?
Oxmo Puccino : Hi tech, Dj Premier, Dr Dre, Dj Quick , Easy mo bee, Marley Marl, Pete Rock un peu … Dj Sek , Chimiste, Jr Ewing quand il s’y mettait , Maleko, Sulee B , Akhenaton qui fait quelquefois des musiques très intéressantes, en France il y avait beaucoup plus de matière à l’époque qu’aujourd’hui.
Conçu pour durer : L’élaboration de tes morceaux?
Oxmo Puccino : C’est de moins en moins spontané, car après un certain temps d’activité, il y a beaucoup de sujets que l’on a écumé et il y en a quelques autres où on n’avait pas l’expérience pour les aboutir et qui doivent attendre quelques années de réflexion avant de pouvoir les écrire. La plupart des morceaux étaient réfléchis, il y avait des morceaux qui avait été maquettés que j’avais écrit et étant donné quec’était juste après le premier album,j’avais pas trop de support où les mettre, donc ils tombaient biensur la mixtape. C’était peu spontané, même s’il y avait quelques morceaux qui l’étaient comme le morceau avec 113 « Si t aimes ta clique » et ça s’entend d’ailleurs. Ce sont des morceaux d’ambiance, les gars passent en studio nous dire bonjour, « ah super, allez venez, on fait un morceau… » des choses qui arrivaient à l’époque, qui n’arrivent plus aujourd’hui. L’époque où on rappait pour rapper.
Conçu pour durer : Et les invités, c’était spontané également?
Oxmo Puccino : Non. Certains n’avaient pas le talent de rapper et qui étaient là parce que c’étaient des amis. Et donc il a fallu l’assumer par des heures de studio. Il y a vraiment eu de tout : celui qui est venu poser en deux prises, l’amateur qui avait beaucoup travaillé, celui qui n’avait pas travaillé et donc ça offrait une large palette: ou tu pouvais être un artiste intéressant ou un faux artiste. C’est là que j’aipu évaluer la palette de toutes les difficultés qu’on pouvait rencontrer à travailler un projet en commun avec des artistes.
Conçu pour durer : Comment s’est opéré le choix des invités?
Oxmo Puccino : Que des potes, des potes, des potes et des potes… des mecs du quartier essentiellement. C’est pour ça qu’il n’y a pas trop de rappeurs connus, de rappeurs disons « côtés », beaucoup d’indépendants, beaucoup qui sont devenus…c’est marrant de dire ça, de relire ça.
Conçu pour durer : T’as une certaine nostalgie de cette ambiance?
Oxmo Puccino : Non, je l’ai bien vécu et c’est quelque chose qui s’apparente aux débuts, c’est quelque chose qui fait partie de l’époque mais qui serait inconvenant aujourd’hui. Dans cinq ans si t’es encore à freestyler avec des potes, c’est vraiment que t’en as le temps…
Conçu pour durer : Combien de temps a duré l’enregistrement?
Oxmo Puccino : Ca a été très long… très long, 3 ou 4 mois je pense… ça s’est étalé sur 3, 4 mois. C’est là qu’on a connu les affres de la production, les imprévus, les impondérables, les tarifs qui augmentent, les sessions qui n’en finissent pas, les artistes qui n’ont pas travaillé, c’est un enfer. C’est là ou je me suis dit que ça allait pas pouvoir être mon métier de s’occuper des artistes.
Conçu pour durer : Une anedocte en particulier au niveau de l’enregistrement?
Oxmo Puccino : (Il réfléchit) « Les jeunes du hall ». « Les jeunes du hall » c’est le premier morceau que j’ai pas écrit. Je me rappelle que c’est à cette époque là ou j’ai arrêté d’écrire sur feuille pour travailler de manière mentale. Je l’avais enregistré la première fois chez Diesel (KDD), et c’est un moment très très fort car c’était le début de tout ce qui s’est passé ensuite dans
ma carrière, ce qui est devenu ma carrière c’est à dire le deuxième disque, le retour après avec « avoir des potes »… et cette époque a commencé ici à Toulouse chez Diesel il y a dix, onze ans. Les jeunes du hall, je leur avais dit « les mecs, j’ai une nouvelle façon de travailler, faut retenir les morceaux de tête, phrases par phrases, on les retient… » Je leur expliquais la manière dont je voyais la chose et pour leur prouver…
Conçu pour durer : Comment se fait-il que le clip « Les jeunes du hall » soit sorti en 2007?
Oxmo Puccino : Il est sorti après car j’ai mon amie Lisa Levie, une réalisatrice, qui voulait faire un de mes clips mais c’était pendant Lipopette Bar et un clip pour cet album aurait nécessité trop de moyens et donc j’ai préféré, spontanément, par souci de surprise, lui proposer « les jeunes du hall » et nous avons foncé dessus et c’était drôle de voir les réactions: certains pensaient que c’était un nouveau morceau. Et puis le clip est très bien!
Conçu pour durer : Pucc Fiction également?
Oxmo Puccino : Ca, c’était l’oeuvre d’un réalisateur qui s’appelait François Chaperon et qui, à la fin d’une avant-première,m’a tendu un DVD que j’ai regardé quelques mois après… et je suis tombé sur le cul, on peut dire. C’est un étudiant en cinéma qui, pour son diplôme de fin d’année, avait réalisé ce clip en animation pour le présenter. Et donc j’étais ravi de ce qu’il m’avait offert et nous l’avons exploité en temps voulu. Dans mon cas, c’est souvent le travail que l’on fournit avec mon équipe, mais il y a aussi beaucoup d’apports de l’extérieur, ce qui enrichit la chose. Les 3/4 de mes morceaux ont été écrits sur des images mentales donc je pense à les restituer de manière visuelle.
Conçu pour durer : Il n’y a pas eu de second volume?
Oxmo Puccino : Non, il n’y a pas eu de suite, on l’a tenté mais c’est toujours difficile. D’avoir terminé celle-là tient déjà du miracle.
Conçu pour durer : Cette mixtape, t’as pas eu envie de la ressortir par la suite?
Oxmo Puccino : J’y ai pensé, j’y ai énormément pensé. Comme je te disais tout à l’heure, à l’époque on rappait pour rapper. Aujourd’hui, quelqu’un qui va rapper va penser contrat, va penser pourcentage, va penser argent,ce qui est normal et forcément lorsqu’on sort un projet comme ça, à l’époque il y avait pas de contrats : c’était indépendant, pas de papiers signés… mais
aujourd’hui hélas il y a trop de paperasse pour sortir un projet. Et donc si je devais le sortir en cd, par souci d’honnêteté, je ferais signer un contrat à tous les artistes, chose que je n’ai jamais su faire, ça serait très compliqué. Si jamais, par exemple, une maison de disque (rires), chose qui est en voie de disparition quand même… non ce sont des choses qui ne peuvent plus arriver. Donc, non, le projet ne sortira pas sous un autre format pour l’instant.
Conçu pour durer : Tes mixtapes favorites?
Oxmo Puccino : Opération coup de poing, Poska°23 « Time Bomb », Poska°25, Cut killer°15 « Keep it real », Cut Killer°13 « Lunatic »
Conçu pour durer : Et les mixtapes US?
Oxmo Puccino : Dj Clue (enthousiasme)… Les mixtapes de Dj Clue à l’époque c’étaient juste des choses qui étaient en avance sur leur temps. Parce que ce qui était intéressant dans les mixtapes, culturellement, c’est qu’à l’époque, c’étaient des expériences que tentaient les rappeurs en vogue avant de lâcher le produit officiellement.Donc ça permettait de tester les goûts du public, de réagir. Il y avait beaucoup plus d’exclusivités dans les mixtapes, car aujourd’hui, acquérir une chanson est très facile. A l’époque, il fallait que ça prenne l’avion, fallait que quelqu’un l’emmène dans un avion pour que quelqu’un l’emmène dans un magasin de disque, que quelqu’un l’achète.. ça demandait beaucoup plus de démarches, de contacts humains et de recherches. Et donc, dans les mixtapes il y avait ce souci de faire découvrir quelque chose, et d’ailleurs c’est ce qui faisait la spécialité des mixtapes, c’est là où il y avait tel
premier morceau… cette notion de découverte était très présente. Tel dj était en connection avec tel artiste, donc il n’y avait que lui qui pouvait nous fournir cet inédit de l’artiste. Il y avait quelque chose de passionel, c’était un objet qui était très important et très attendu, selon le dj en genéral.
Conçu pour durer : A l’heure d’aujourdhui, les mixtapes cd, les street cd, ça te parle moins?
Oxmo Puccino : Eh bien… la qualité a baissé, et puis le nombre de mixtapes qui arrivent chaque semaine est tellement grand que je ne peux plus suivre. Et en plus, avec le temps, les mixtapes sont devenues de plus en plus communes: tout le monde mettait les mêmes morceaux parce que le problème qui s’est posé avec la disparition de la profondeur du rap français, ce qui fait qu’aujourd’hui tout le monde dit « le rap c’était mieux avant », est dû en partie aux concessions qu’ont fait les artistes et les dj qui, avec le temps, ont commencé à programmer les musiques que l’on passait à la radio. Donc souvent j’allais en soirée, à l’époque ou j’y allais, je m’asseyais et j’entendais la programmation radio des radios les plus en vogue, parce que lorsque le dj mettait une musique quil voulait faire découvrir, les gens arrêtaient de danser et commençaient à regarder. Faut pas s’étonner que les gens n’achètent plus de mixtape, ils écoutent la radio directement. Il n’y a plus de différenciation, plus de découverte non plus. Aujourd’hui, on veut découvrir, on va sur YouTube.
Interview : Corrado – 12 Novembre 2009 – Le Bikini (Toulouse).
Remerciements : François (Le Bikini), Natacha, Marc, Laura